Gason, l'ex-roi, avait la quarantaine vivace et joueuse. L'abandon du pouvoir ne l'avait pas poussé à la retraite. Il avait mis juste ce qu'il fallait de distance avec les affaires de l'Etat, il faisait de fréquents séjours en pleine nature et de beaux voyages dans les colonies de Sologne, de Normandie, ou dans un pays mystérieux et lointain que les Orchidiens appellent : la Bretagne. Nous aussi, d'ailleurs. Il était sénateur du royaume, proche conseiller de la reine. Dès qu'un problème avec d'autres mini-nations, on venait le consulter en premier.

Ce matin-là, il dut quitter trop tôt les bras d'un de ses jeunes serviteurs pour se rendre à uen audience avec la reine Bulotricia d'Argousiers, ancienne comtesse, diplomate et ministre que Gason avait poussé sur le trône 6 ans plus tôt pour s'en débarrasser. Pour se débarrasser du trône, pas de son amie Bulotricia, qui mit deux bonnes années à réaliser que ce n'était pas un caprice et que Gason ne reviendrait pas au pouvoir.

 

 

Il y avait une autre reine dans la vie de Gason Authienoüs, et celle-ci avait été déchue. Kentika, ex-souveraine de Carrelage, avait 10 ans plus tôt menacé l'Orchide. Tyranique et volontiers lascive, elle avait tenté de séduire Gason avec l'amition de fusionner les corps et les Etats. Humiliée par un Gason indifférent, elle l'avait vaincu dans la plus grande bataille rangée de l'histoire des deux royaumes. La chute malencontreuse d'un balai sur le théâtre des opérations avait séparé les lignes orchidiennes, devenues vulnérables face aux phalanges carrelaginoises. Chassée du pouvoir peu de temps après, Kentika avit demandé asile à son ennemi, qui avait entretemps sauvé l'indépendance de l'Orchide. Ces deux fortes personnalités s'étaient réconciliées. Kentika, reconnaissante mais toujours manipulatrice ne renonçait jamais à ce qu'elle convoitait. Gason s'en amusait. Et le spectacle de leur petit jeu amusait tout le monde.

 

 

Une fois de plus, Kentika allait titiller son ami, le seul adversaire qu'elle estimait être à sa hauteur.

 

 

Mais les mignons du prince Gason étaient aussi jaloux qu'elle et ils savaient protéger la vertu invertie de leur maître.

 

 

 Le soir venu, la cité de Katapigone était en effervescence. Une course de chars allait avoir lieu dans le palais et opposer les équipages les plus populaires : un homme qui tire le char, un autre à bord qui le guide. Kentika avait mis en lice un de ses anciens officiers de la cité de Carrelage, le capitaine Tatrobu Tufêhips, en duo avec un puissant sergent rompu à cet exercice. Elle ne voulait pas manquer le spectacle.

 

 

Kentika exigea de son champion qu'il gagne la course par tous les moyens. Le prince Gason avait lui aussi un équipage, constitué du décurion Tuparou Tatonsak et de son fils, bien jeune mais déjà physiquement au top, Lavtatass.

 

 

Le capitaine obéirait, bien sûr, il en a l'habitude Autoritaire et facétieuse, la reine déchue frétillait à la vision de son vieil ennemi Gason, qui est au fond son seul véritable ami, humilié par la défaite devant toute la bonne société et la plèbe orchidiennes.

 

Pendant ce temps, il se passait aussi des choses aux cuisines du palais. Les ministres rendirent visite au Mage Saramasarass qui avait une nouvelle idée à leur proposer pour garantir en toute saison, sans l'aide des Grands Protecteurs, l'autonomie alimentaire du royaume. Sur le sol d'une des salle de réception, il avait étendu une vaste toile supposée représenter un échiquier. Un échiquier magique, multiplicateur de grains de blé (pour l'instant, il ne savait pas multiplier autre chose. La reine aurait préféré des petits pois).

 

 

 

Saramsarass posa un grain de blé sur la première case... Et le prodige s'accomplit ! Deux grains apparurent soudain sur la seconde case. Quatre sur la troisième ; huit sur la quatrième ; seize sur... et ainsi de suite. Combien croyez-vous qu'il y aura de grains de blé sur la soixante-quatrième case si on laisse l'échiquier multiplicateur travailler tout seul ? Quelques centaines ? Non, quelques dizaines... de millions de milliards de grains.

 

 

D'habitude, lors des essais, le mage interrompait la multiplication en vidant rapidement une des premières cases. Mais ce soir-là, il se laissa emporter par l'enthousiasme de ses visiteurs.

 

 

Par chance, le processus s'arrêta de lui-même. L'échiquier multiplicateur n'était donc pas encore totalement au point. Et c'était une chance. La seule récolte de la soirée assurait une ration de pain pour toute la population d la ville et pour la durée des jeux qui allaient commencer.

 

 

 Gason Authienoüs aimait venir méditer au Temple de l'Imaginaire. Il y trouvait évasion et repos. Avant d'assister à la course de chars, il éprouva le besoin de faire part de ses doutes à son frère, le philosophe Moralambès. Le pays, et donc lui aussi, allait devoir repartir en guerre. En avait-t-il envie ? Devait-il toujours s'oublier, oublier son désir de retrait et de vie simple à l'heure du danger ? Bien sûr, ce constant besoin que les Orchidiens avaient de lui, ce qu'il symbolisait dans leur imaginaire collectif, c'était flatteur. Mais tellement pesant aussi.

 

 

Moralambès, lui, n'avait pas de doute : son frère aimait l'aventure et il ne se ferait pas prier pour conduire celle-ci. Courir à nouveau le désert, camper dans une nature trop vaste et sauvage pour eux, monter des stratégies contre un ennemi toujours trop fort et trop confiant... Et qui mieux que Gason pouvait aller sur place pour cadrer les comportements excessifs de son neveu Quintovic. Tant que le reste de la famille serait aussi imprévisible et fantasque, Gason devait rester disponible, c'était une évidence.

 

 

Le moment de la course de chars, la compétition qui ouvrait la période des Jeux d'Orchide, était arrivé.

 

 

Comme il l'avait prévu, le capitaine Tatrobu Tufêhips se révèla très mauvais joueur. Mais ça n'allait pas lui porter chance.

 

 

Tuparou Tatonsak et Lavtatass étaient les héros du soir. Le fils embrassa son père sans retenue.

 

 

Aux thermes de Néaniskos, ils furent accueillis avec enthousiasme : ils avaient fait honneur à la VIe Légion. Ils en faisaient tous partie.

 

 

Dans la nouvelle légion, les unions rituelles entre un jeune guerrier et son maître étaient un moment à la fois solennel, intense et joyeux, mais encore peu fréquent. On avait encore plus rarement, jamais en fait, vu un fils demander à son père de l'épouser. Alors que les mariages entre hommes étaient encore un projet examiné au Sénat, Lavtatass avait déjà ce moyen pour concrétiser son engagement à aimer et servir son père, être son fidèle disciple dans l'étude de l'art de la guerre et prêt à le seconder au combat, en échange de l'enseignement de l'officier, de son amour bien plus que paternel et de sa protection.